Cabinet en propriété intellectuelle au Canada

L’IA et la communication d’information : les implications juridiques en matière d’inventions et de PI

Rédigé par Adam Lakusta, Robert Baker et Chris Kozak

Les auteurs de textes scientifiques se font de plus en plus nombreux à ajouter à leurs publications des clauses de non-responsabilité relatives au recours aux grands modèles de langage (LLM), tels que ChatGPT, Grok, DeepSeek et CoPilot1. Ces clauses de non-responsabilité ne visent généralement pas le contenu de l’article, mais mentionnent plutôt leur utilisation dans le cadre de sa relecture ou pour en favoriser la lisibilité. À première vue, l’emploi des LLM pour améliorer la lisibilité d’articles destinés au grand public et à d’autres scientifiques ou ingénieurs, en particulier dans des domaines disposant d’un vaste jargon technique, semble constituer une bonne utilisation de cette technologie. Cependant, les auteurs doivent se méfier de ses implications juridiques potentielles.

La divulgation d’une invention avant la date de dépôt d’une demande de brevet peut compromettre la validité de ce brevet.

Il n’est pas rare que les conditions d’utilisation de certains des LLM parmi les plus populaires ne traitent pas de la confidentialité et indiquent même explicitement que certains renseignements entrés par les utilisateurs seront utilisés pour entraîner le LLM ou à des fins commerciales propres à l’entreprise2. Ainsi, la capacité des entreprises qui fournissent des services de LLM à utiliser ou à communiquer l’information saisie par les utilisateurs est souvent floue. Même si la communication à un LLM ne constitue pas en soi une divulgation, l’entreprise derrière le LLM peut néanmoins avoir accès à l’information entrée et avoir la possibilité de la partager. En outre, même si l’entreprise derrière le LLM n’a pas l’intention d’accéder aux renseignements confidentiels saisis ou de les divulguer, une fuite de données pourrait tout de même révéler ces renseignements à des parties malveillantes. Cette vulnérabilité touche également les outils qui ne sont pas alimentés par l’IA, car tout logiciel, site Web ou service qui reçoit des renseignements confidentiels d’un innovateur pourrait stocker ces renseignements sur ses systèmes en réseau.

Certains fournisseurs de LLM tentent de remédier à ces risques en proposant des abonnements payants dits « professionnels » et « pour les entreprises », qui promettent généralement des fonctionnalités de sécurité plus robustes. Par exemple, certains abonnements de LLM excluent d’emblée  les entrées, sorties et métadonnées provenant des utilisateurs de l’entraînement des modèles, tandis que d’autres permettent aux utilisateurs de s’exclure gratuitement d’un tel entraînement3. Bien que ces mesures puissent réduire le risque de fuites de données, elles n’éliminent pas le fait qu’en cas d’utilisation d’un LLM par un inventeur pour la relecture d’un manuscrit, de l’information sur une invention préalable à la publication pourrait être transmise et stockée sur les serveurs du fournisseur de LLM. On peut toutefois se demander si cela serait considéré comme une divulgation publique.

D’autres fournisseurs proposent des LLM dits « isolés », qui sont entièrement déployés dans l’environnement informatique d’une entreprise ou d’un gouvernement et déconnectés des serveurs externes. Ces solutions semblent offrir une protection plus solide, mais elles ne sont généralement offertes que dans le cadre de contrats sur mesure pour des organismes gouvernementaux ou de défense, et restent donc inaccessibles pour la plupart des innovateurs.

Compte tenu du fonctionnement ambigu des LLM, soumettre un manuscrit contenant de l’information ou des détails confidentiels concernant des projets d’inventions peut donner lieu à une divulgation de cette information ou de ces inventions.

Bien que la question de la divulgation puisse sembler évidente étant donné qu’un manuscrit est ultimement destiné à être publié, le processus d’édition et de publication auprès de nombreuses revues peut prendre des années. Par conséquent, si un manuscrit est partagé avec un LLM et qu’un tel partage est considéré comme une « divulgation », cela pourrait s’avérer fatal pour le caractère de nouveauté d’une invention.

Les règles en matière de divulgation varient d’un pays à l’autre

Comme la nouveauté constitue l’une des exigences fondamentales à l’obtention d’un brevet, il importe qu’une invention ne soit divulguée nul part dans le monde avant la date de la demande de brevet qui s’y rapporte. Cependant, l’incidence d’une divulgation par un inventeur sur le caractère de nouveauté d’une invention varie considérablement d’un territoire à l’autre. Par exemple, le Canada et les États-Unis accordent chacun un délai de grâce relativement permissif de douze mois lors duquel les divulgations émanant des inventeurs sont permises, telles que des présentations lors de conférences ou la diffusion de manuscrits, si une demande de brevet est déposée dans un délai d’un an. En revanche, l’Office européen des brevets adopte une approche stricte selon laquelle presque toute divulgation antérieure au dépôt de la demande détruit la nouveauté, sous réserve de rares exceptions pour les divulgations non autorisées ou dans le cadre d’expositions reconnues. De même, la Chine n’accorde qu’un délai de grâce de six mois, et uniquement dans des circonstances limitées, telles que les expositions reconnues par le gouvernement, certaines conférences universitaires ou les divulgations non autorisées.

Tant que les tribunaux du monde entier n’auront pas déterminé si le recours aux LLM constitue une divulgation d’invention ou non, ou tant que de nouvelles lois n’auront pas clarifié la situation, cette question demeurera incertaine. De plus, comme nous l’avons vu pour d’autres questions, les résultats peuvent varier selon les différents territoires.

Les pratiques exemplaires

Bien qu’il n’existe actuellement aucune directive judiciaire ou législative claire concernant l’utilisation des LLM et la divulgation des inventions, les inventeurs et les demandeurs doivent veiller à respecter des pratiques strictes en matière de confidentialité concernant leurs projets d’inventions. Plus particulièrement, les utilisateurs de LLM ne devraient saisir que de l’information et des données :

  1. qui ne font pas l’objet d’un accord de confidentialité ou d’une obligation de non-divulgation; et
  2. qui ne sont pas liées à une invention potentielle.

Par exemple, les demandeurs et les inventeurs devraient éviter de saisir des descriptions, des données sur les essais et des notes de recherche sur une invention, ainsi que d’autres données liées à un projet d’invention dans un LLM. Toute information saisie dans un LLM doit avoir été examinée minutieusement afin de détecter tout contenu lié à l’invention potentielle, notamment à la lumière de toute autre information sur l’invention qui a précédemment été saisie dans le LLM. Cela permettra de réduire le risque que le LLM accumule une description du projet d’invention au fil des utilisations, que ce soit auprès de divers utilisateurs ou d’un seul d’entre eux. 

Compte tenu de la réalité des demandeurs qui sont de grandes entreprises ainsi que des inventeurs individuels, les politiques en milieux de travail réglementant l’utilisation des LLM peuvent également contribuer à des stratégies de confidentialité efficaces. Ces politiques peuvent inclure des exigences en matière de documentation, un examen en plusieurs étapes des requêtes formulées dans le LLM et une vérification de l’utilisation des LLM et des autres outils alimentés par l’IA. Certaines politiques peuvent également exiger la rotation des LLM et des outils alimentés par l’IA utilisés afin d’éviter de fournir trop de données potentiellement sensibles à un seul outil. Les demandeurs et les inventeurs devraient également examiner attentivement les politiques relatives aux données des LLM et des outils alimentés par l’IA qu’ils utilisent.

En résumé, pour les chercheurs et les inventeurs qui se soucient de la propriété intellectuelle, le rapport risque-bénéfice lié à l’utilisation des LLM en contexte de possibilité de divulgation et de brevetabilité semble pencher en faveur d’éviter complètement leur utilisation. Cependant, une option plus pratique pourrait être de limiter stratégiquement leur utilisation aux aspects qui ne pourraient constituer une divulgation d’inventions potentielles.

Le présent article se veut une mise à jour ponctuelle en matière de droit des technologies et de la propriété intellectuelle en vigueur au Canada. Son contenu est uniquement informatif et ne constitue pas un avis juridique ou professionnel. Si vous souhaitez obtenir un tel avis, nous vous invitons à contacter notre cabinet directement.

References

1. Par exemple, consulter la rubrique intitulée « Declaration of generative AI and AI-assisted technologies in the writing process » dans l’article suivant : https://doi.org/10.1016/j.tifs.2024.104562.

2. Par exemple, ChatGPT et OpenAI (consulter la rubrique intitulée « Services destinés aux particuliers, comme ChatGPT, Codex et Sora » ici : https://help.openai.com/fr-ca/articles/5722486-comment-vos-renseignements-sont-utilis%C3%A9s-pour-am%C3%A9liorer-la-performance-des-mod%C3%A8les), Anthropic (consulter la mise à jour ici : https://www.anthropic.com/news/updates-to-our-consumer-terms) et Gemini (consulter les lignes directrices ici : https://cloud.google.com/gemini/docs/discover/data-governance?hl=fr).

3. Par exemple, ChatGPT et OpenAI (consulter la rubrique intitulée « Services destinés aux entreprises, comme ChatGPT Business, ChatGPT Enterprise et notre plateforme API » dans l’article suivant : https://help.openai.com/fr-ca/articles/5722486-comment-vos-renseignements-sont-utilis%C3%A9s-pour-am%C3%A9liorer-la-performance-des-mod%C3%A8les).