Cabinet en propriété intellectuelle au Canada

Un tribunal américain a conclu que des copies réalisées pour former un outil d’Intelligence Artificielle (IA) respectaient la doctrine de fair use. Peut-on s’attendre à ce que les tribunaux canadiens retiennent une telle approche?

Rédigé par Tamara Céline Winegust

L’ordonnance sommaire que le juge Alsup a rendue le 23 juin 2025 dans le cadre de l’affaire Bartz vs. Anthropic PBC1 a certainement de quoi ébranler les sphères du droit d’auteur et de l’intelligence artificielle (IA). La décision, en provenance du Tribunal régional siégeant pour le Northern District de la Californie, a qualifié d’usage acceptable en vertu de la doctrine de fair use une pratique adoptée par la société d’IA Anthropic et consistant à acquérir des exemplaires légitimement publiés de livres imprimés et à les numériser en vue de constituer une base de données de recherche centrale et d’approvisionner un modèle linguistique étendu baptisé CLAUDE. Le tribunal, en en venant à une telle conclusion, a pris pour acquis qu’une telle pratique ne contrevenait aucunement aux droits d’auteur des personnes ayant rédigé les livres en question – alors qu’à l’opposé, une autre pratique d’Anthropic consistant en l’utilisation d’exemplaires numérisés acquis de manière illégitime a été jugée illégale. Ce jugement est le tout premier à s’attarder spécifiquement, dans un contexte nord-américain, à l’intersection d’une exception fondée sur l’usage acceptable et de la reproduction de masse de textes littéraires dans le cadre de méthodes de formation IA, comme le perfectionnement d’outils d'intelligence artificielle générative.

On retrouve (notamment) au cœur du raisonnement retenu par le juge Alsup le fait que l’usage qu’Anthropic fait des livres qu’elle reproduit est de nature « extrêmement transformative » – c’est-à-dire que le principal objectif de la reproduction est d’approvisionner un outil d'intelligence artificielle générative capable de générer ses propres résultats. En bout de ligne, de telles fins « transformatives » justifient la reproduction à grande échelle de milliers d’œuvres littéraires protégées par le droit d’auteur.

« Fair Use » vs. « utilisation équitable »: deux notions bien différentes d’un point de vue canadien

Bien que l’affaire Anthropic fournisse quelques indices au sujet de l’approche que les tribunaux américains sont susceptibles d’adopter à l’avenir, la situation demeure incertaine en sol canadien. De fait, il ne semble pas que le raisonnement retenu par le Tribunal américain puisse être aisément appliqué aux termes de la Loi sur le droit d’auteur du Canada et de la jurisprudence connexe — tout particulièrement dans la mesure où il existe certaines différences substantielles entre les notions américaine de fair use et canadienne d’utilisation équitable lesquelles, en pratique, pourraient éventuellement mener à des résultats contradictoires.

La doctrine de « fair use », un produit de la common law américaine, a été codifiée dans la loi américaine intitulée Copyright Act le 1er janvier 1978. Elle se veut, en pratique, une « exception » aux droits d’auteur exclusifs conférés aux propriétaires d’œuvres protégées par droit d’auteur. Aux termes de cette Copyright Act, les autorités décisionnelles sont appelées à évaluer quatre (4) critères prédéfinis dans le cadre de tout examen portant sur le caractère acceptable d’un quelconque usage.

À l’opposé, la notion canadienne « d’utilisation équitable » est d’origine statutaire et renvoie à une liste de critères d’admissibilité exhaustive. À moins qu’elle ne soit fondée sur l’une ou l’autre des fins explicitement prévues à l’article 29 de la Loi sur le droit d’auteur (SRC 1985, c. C-42), l’utilisation ne sera pas réputée être « équitable ». Or, les fins se limitent à l’étude privée, la recherche, l’éducation, la parodie, la satire, la critique, le compte-rendu et la communication des nouvelles. Ce n’est qu’une fois qu’il aura été décidé qu’une utilisation spécifique répond à l’une ou l’autre de ces fins qu’un juge pourra déterminer, en fonction de la balance des probabilités, si l’utilisation en question est équitable ou non.

La position que la Cour suprême du Canada a privilégiée au cours des vingt (20) dernières années est à l’effet qu’il convient d’interpréter « de manière large » les différentes fins et de réserver l’analyse rigoureuse au critère de l’équité.2 Or, le fait que les fins admissibles soient interprétées largement ne garantit aucunement que toutes les utilisations seront jugées « équitables ». Jusqu’à ce que certains amendements aux dispositions de la Loi sur le droit d’auteur ajoutant la parodie et la satire comme fins admissibles n’entrent en vigueur en 2012, les utilisations fondées sur l’une ou l’autre de ces éventualités n’étaient pas jugées admissibles aux exceptions d’utilisation équitable.3

Il est impossible, à l’heure actuelle, de déterminer si les types d’utilisation équitable existants, en admettant qu’ils soient interprétés largement, pourraient comprendre la formation d’un modèle linguistique étendu destiné à un usage public.

À tout événement, et même dans l’éventualité où l’une ou l’autre des fins prévues était jugée applicable, rien ne garantit qu’un tribunal canadien en viendra (ou pourrait potentiellement en venir) à la conclusion qu’une quelconque utilisation était bel et bien « équitable ». Au demeurant, il importe de souligner qu’aucun tribunal canadien n’a encore reconnu « l’usage transformatif » en tant que critère d’utilisation équitable. Bien au contraire, il existe au moins un précédent où un tribunal s’est dit d’avis que compte tenu des différences historiques et substantives opposant les notions de fair use et d’utilisation équitable, [TRADUCTION] « ce qui est de nature transformative, et par conséquent un usage acceptable [fair use] aux États-Unis, pourrait potentiellement se traduire en une violation de droits d’auteur au Canada. »4

Autre source de complication : contrairement à la doctrine américaine de fair use (que plusieurs considèrent être une « exception » au principe de la violation de droits d’auteur), le concept canadien d’utilisation équitable est, d’un point de vue jurisprudentiel, assimilé à un « droit d’utilisateur » qui, aux termes de la Loi sur le droit d’auteur, restreint la portée et l’étendue des droits conférés aux créateurs.5

Toute référence à la notion de « droits » soulève à juste titre la question de savoir qui, en bout de ligne, doit bénéficier des dispositions de la Loi sur le droit d’auteur. Ces dernières sont-elles (ou devraient-elles) être réservées à des personnes disposant de la capacité juridique?

Le juge Alsup, dans l’affaire Anthropic, semble avoir pris pour acquis que la formation de l’outil d'intelligence artificielle générative d’Anthropic au moyen d’œuvres protégées par le droit d’auteur était en tout point identique à l’apprentissage de ces mêmes œuvres par des êtres humains. Aux dires du Tribunal :

[TRADUCTION] Aucun des modèles linguistiques étendus qu’Anthropic utilise n’a reproduit les composantes originales de quelque œuvre spécifique à l’intention du grand public. (…) S’il est vrai que Claude a produit certains éléments de grammaire, de style et de composition que le modèle linguistique étendu sous-jacent a pu glaner de plusieurs milliers d’œuvres littéraires, il n’en demeure pas moins que si une personne physique entreprenait de lire tous les classiques contemporains (en raison de leur qualité d’expression exceptionnelle), de les mémoriser et d’en combiner les extraits les plus marquants, cela ne contreviendrait aucunement aux dispositions du Copyright Act.6

Il ressort de l’extrait ci-haut que le juge s’est d’abord et avant tout attardé à l’usage que l’outil d'intelligence artificielle générative a lui-même fait des œuvres protégées. Or, dans la mesure où Anthropic n’a que fourni à l’outil les œuvres permettant un tel usage, la conduite adoptée demeurait “acceptable”. 

La jurisprudence canadienne portant sur la notion d’utilisation équitable (tout particulièrement dans un contexte spécifique de « recherche ») s’est à plusieurs reprises livrée à un examen des objectifs de l’utilisation en adoptant le point de vue de l’utilisateur final (tel que l’étudiant à qui le professeur remet des photocopies d’articles ou le consommateur à qui une société de télécommunication fournit de courts extraits de chansons utilisées en guise de sonneries).

Dans un cas comme dans l’autre, cependant, l’entité effectuant la recherche à partir des données fournies par le copiste était une personne physique. Autrement dit, le droit de reproduire de l’utilisateur était reconnu dans un contexte d’accroissement du savoir humain – et non dans le but d’ajouter aux connaissances acquises par une machine.

Il est fort possible que le raisonnement retenu par le juge Alsup à l’effet que de contribuer à la formation d’une IA est tout aussi acceptable que de favoriser l’apprentissage d’un être humain en des circonstances similaires soit réputé conforme à l’objectif constitutionnel du droit d’auteur américain. [TRADUCTION] « d’encourager l’avancement des sciences et des arts utiles ».

Au Canada, en revanche, un tel objectif constitutionnel n’est pas reconnu en matière de droit d’auteur. Tel que l’observait l’Honorable Rosalie Abella, traitant alors son dernier dossier en tant que juge de la Cour suprême du Canada, [TRADUCTION] “l’un des principaux objectifs du droit d’auteur est d’accroître l’accès du public aux œuvres artistiques et intellectuelles et de faciliter leur diffusion, ce qui constitue une richesse pour la société et procure souvent aux utilisateurs les outils et l’inspiration nécessaires pour créer leurs propres œuvres”.7

Il serait donc pour le moins contraire aux fondements actuels du droit d’auteur canadien de reconnaître que des machines, parce qu’elles sont susceptibles d’être « inspirées » comme le sont les êtres humains, devraient bénéficier de l’exemption découlant de l’utilisation équitable.

Le texte ci-haut se veut une mise à jour du droit applicable au Canada en matière de technologie et de propriété intellectuelle. N’étant fourni qu’à titre d’information, il n’a aucunement la valeur d’une opinion juridique ou autrement professionnelle. Si vous estimez avoir besoin d’une telle opinion, veuillez entrer en communication directe avec nos bureaux. 

Références

  1. Bartz v. Anthropic PBC, 23 juin 2025.
  2. Voir CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, 2004 CSC 13 (« CCH »)(par. 51); Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Bell Canada, 2012 CSC 36 (“Bell ») (par. 27).
  3. Voir, entre autres, Compagnie Générale des Établissements Michelin-Michelin & Cie v. National Automobile, Aerospace, Transportation and General Workers Union of Canada (CAW-Canada) (1996), 71 CPR (3d) 348 (FCTD).
  4. Century 21 Canada Limited Partnership v. Rogers Communications Inc, 2011 BCSC 1196 (par. 234).
  5. Voir CCH, supra note 1 (par. 48); Bell, supra note 1 (par. 28 et 29); York University c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2021 CSC 32 (“York”) (par. 90 à 94).
  6. Bartz v. Anthropic PBC, 23 juin 2025 (pages 2 à 13).
  7. York supra note 5 (par. 92) (soulignements ajoutés).